"La transparence des salaires, depuis nos débuts." Mathilde Callède (Shine)

En ce qui concerne la transparence salariale, l’entreprise Shine fait figure de modèle. Un atout majeur quand on sait que les normes européennes vont vers un renforcement des réglementations. Ainsi, en avril 2023, une directive sur la transparence des rémunérations a été adoptée par le Conseil Européen. Les États membres disposent à présent de trois ans pour transposer la directive en ajustant leur législation nationale.

Si la plupart des services RH ont du pain sur la planche, Shine peut envisager l’échéance de façon bien plus sereine. Afin d’en savoir davantage et mettre en lumière quelques bonnes pratiques applicables dans votre organisation, nous avons rencontré Mathilde Callède, Chief People Officer chez Shine qui a accepté de répondre à nos questions.

Mathilde Callède, Chief People Officer chez Shine

Qui est à l’initiative de la transparence des salaires chez Shine ?

Nous avons lancé le produit en janvier 2018, mais les premiers salariés sont arrivés en juin 2017. J’étais la 2ème salariée à “embarquer” et connaissais très bien les fondateurs Nicolas Reboud et Raphaël Simon. Ces deux-là partageaient une chose importante : ne pas avoir connu d’expériences professionnelles “incroyables”, notamment sur les thématiques RH. Pour ma part - avant même d’être RH - ce secteur-là ne m’inspirait pas non plus une grande confiance. J’y voyais les gros clichés d’un monde très opaque avec des personnes mettant en place des process dans leur coin.

Lorsque Nicolas et Raphaël ont monté Shine, ils avaient pour idée de faire un produit pratique, utile, innovant mais aussi de monter une entreprise de folie. En gros, ils se disaient : “Si notre produit cartonne, si on devient une licorne, mais que nos salariés ont l’impression de travailler dans une entreprise où il ne fait pas bon vivre. Alors, on aura tout loupé.”

S’il avait fallu choisir, ils auraient préféré aller moins vite, peut-être même moins “réussir” le produit - entre gros guillemets - pour prendre le temps de bâtir un modèle d’entreprise dans lequel les gens seraient fiers d’être salariés. La question de la rémunération et de sa transparence s’est tout de suite posée, avec en ligne de mire l’équité salariale. C’est l’un des piliers pour instaurer la confiance, le bien-être au travail. Il était donc évident que 2 personnes au même niveau devaient avoir le même salaire. En conséquence, pourquoi ne pas publier une  grille des salaires ?

Au début, c’était facile. L’entreprise ne comptait qu’une quinzaine de personnes, avec seulement 2 salariés au même poste. Les personnes concernées étaient les développeurs, tous deux sortis d'école au même moment,  ils étaient donc au même niveau de salaire.”

Quelles furent les réactions à l’époque, face à la non-négociation de son salaire notamment ?

A titre personnel, ce fut une très belle surprise ! En arrivant, je pensais bien sûr qu’il fallait négocier. Nicolas m’a fait une proposition à 45K. Dans mon poste précédent, j’étais déjà à 45K en comptant les bonus. Quoi de plus normal que de négocier ? J’ai donc fait une proposition à 50K. Nicolas m’a rappelée : “45K c’est un bon salaire qui nous paraît très juste au vu des comparatifs. Qu’en penses-tu ?

Ils étaient ouverts à la discussion tout en m’expliquant que chez Shine la négociation n’existait pas. Ce n'est pas le talent de négociateur de quelqu'un qui doit définir son bon niveau de salaire. Je me souviens avoir rigolé et être totalement en accord avec cette façon de sentir les choses. J’étais même soulagée de me retrouver dans cet environnement.

Nicolas Reboud et Raphaël Simon - fondateurs de Shine

Il y a eu plusieurs évolutions. Quand tu démarres en tant que start-up, tu embauches essentiellement des profils Junior. Quand Shine a eu les moyens d’embaucher des profils plus seniors, il a fallu retravailler les grilles pour les adapter à des profils issus de plus grandes entreprises. 

Comment s’est mise en place la transparence des salaires ?

A nos débuts, alors que la grille était toujours en construction, les salaires étaient adaptés mais son fonctionnement ainsi que l'articulation des échelons manquaient de clarté pour tous. Après un gros travail d'amélioration, nous avons donc révélé la grille finalisée en intégrant une explication de tous les niveaux associés.

La transparence est devenue une réalité palpable pour l'ensemble des salariés. Pour tenir au courant les salariés et bien communiquer sur cette grille, Nicolas et Raphaël ont convoqué les collaborateurs un par un pour leur expliquer leurs niveaux respectifs et leur position pour justifier la progression de chacun. Des débats s’en sont suivis.

Pour certains collaborateurs, il a fallu réévaluer les niveaux quand la chose se justifiait. Nicolas a pu ajuster la grille et le niveau de certaines personnes placées trop bas. Quant à ceux placés trop haut, nous avons pris le parti de ne pas réduire le salaire, ça nous paraissait évident. Cependant, nous avons dû expliquer aux collaborateurs concernés que le fait d'être trop haut aurait un impact sur leurs prochaines évolutions : la courbe de progression serait plus lente pour eux, afin de ne pas cultiver un décalage avec les autres salarié·es. 

Par la suite, avec notre croissance et un recrutement continu, nous avons enrichi notre grille pour qu'elle reste équitable et représentative de chaque métier, et de l'organisation de Shine.

À quel moment se dit-on :
“C’est bon, ma grille est ok, il y a assez de niveaux. Au-delà ce sera une usine à gaz ” ?

La première année, nous avions seulement implémenté 4 ou 5 niveaux dans la grille. Nous pensions - avec Nicolas et Raphaël - avoir “capté” la carrière de quelqu’un sur 5 niveaux. Progressivement, nous nous sommes rendus compte de notre naïveté et du manque de représentativité de notre grille. Nous avons alors ajouté plusieurs niveaux. Aujourd'hui, chaque métier a entre 6 et 9 niveaux, selon les perspectives offertes par le poste et les besoins de Shine. Avec du recul, dans une entreprise de 200-300 salariés, c'est un format qui nous semble pertinent.

Je tiens à préciser que tout le monde ne va pas franchir tous les niveaux. Le parcours peut varier en fonction d’un secteur, d’un poste, d’un niveau technique. Il y a certains métiers où tu peux rentrer directement au niveau B ou C, par exemple pour certains parcours managériaux. En revanche, tu peux avoir des métiers qui n’iront pas au-delà de D.
Je ne parle ici que des grilles “métier”. Mais chez Shine, les salaires fixes sont également établis au regard de la séniorité (très important dans le cas de reconversion) et le nombre de personnes à charge (qui intègre autant les enfants que les proches parents qui auraient perdu leur indépendance, dès lors qu'ils sont rattachés au foyer fiscal).

L’une de nos convictions est également de ne pas cantonner l’évolution des salariés au management. Tout le monde n’est pas fait pour ça. Si tu fais 15 ans dans la même boîte (ou dans une autre) et que tu n’es pas manager, cela ne doit pas être un frein à ton évolution. L’entreprise a aussi besoin de compétences techniques.
Pas mal de grilles empêchent d’aller au-delà d’un certain niveau si tu n’es pas manager. De notre côté, nous pensons que la grille doit dissocier “contributeur individuel” et “manager”. Il faut donc considérer un parcours d'expertise (dans ton métier) et un parcours managérial.

“Quels sont les profils pour lesquels la transparence fut délicate à aborder ?”

Il y a 2 types de profils qui ont déclenché des discussions très intéressantes : les personnes en reconversion et celles venues de grosses boîtes. Nos conversations ont permis de nourrir nos réflexions et d’optimiser la grille.

☞ Les profils en reconversion professionnelle :
Ce profil peu commun nous a conduit à modifier notre algorithme. Prenons l'exemple d'une personne de 35 ans en reconversion professionnelle. Au regard de son ancienneté et de ses personnes à charge, elle devait démarrer à un niveau de rémunération très élevé, notamment par rapport à la moyenne du marché sur ce poste. Or, elle allait être formée par des personnes moins bien payées - car ayant moins d'ancienneté et sans personnes à charge.

Face à cet écart, nous avons modifié la manière d'attribuer le bonus d'ancienneté dans la vie active, en en faisant un pourcentage de la rémunération, et non plus un bonus fixe quel que soit le métier et le niveau de séniorité/impact de la personne dans cette grille. 

Cela nous a semblé important car nous valorisons les personnes nourries d'autres expériences, issues de différentes entreprises et métiers. Elles apportent beaucoup de valeurs et nous sommes persuadés que toutes les expériences apportent des compétences mobilisables dans l'entreprise.

☞ Les profils "grosses boites" :
Pour le recrutement d'un membre d'une de nos équipes, il nous fallait trouver un profil manager senior, capable de piloter une importante partie de nos salariés. Après plusieurs entretiens avec différentes personnes, nous pensions avoir trouvé LE profil idéal.

Néanmoins, son salaire était décorrélé de nos grilles, mais pourtant adapté au niveau du marché... Nous avons donc relevé les derniers niveaux de la grille, en augmentant dans le même temps les personnes qui étaient sur ces mêmes niveaux.

Quel temps consacrez-vous à votre politique salariale ? Quels conseils donneriez-vous aux autres boîtes ?

La réponse est compliquée et n’aura rien d’universel. Chez Shine, nous avons le luxe d’être très bien financés et ça change pas mal de choses. Ceci étant dit, bien des leviers peuvent être activés, avec des moyens réduits.

Certains outils vont notamment vous aider à fixer les niveaux de rémunération. La plateforme Figures propose des indicateurs très bien renseignés, pour suivre les grilles du marché, être au courant des variations.
Chez Shine, nous avons une personne à mi-temps chargée de la grille et du package de chacun : intéressement, mutuelle, etc. Libre à chacun de trouver sa propre formule. Un consultant externe peut aussi être une solution. Mais il faut que cette personne soit franchement impliquée car une grille est le reflet de tes valeurs, ta philosophie.

Notre chef de projet “rémunération” - Manu Wagner - est là pour mettre de l’huile dans les rouages et faire en sorte que tout soit clair. Il travaille sur la révision des grilles main dans la main avec les managers, eux-mêmes en lien avec les membres du comex responsables du pôle.

Il y a toujours 4 ou 5 relectures de tous les montants, par les RH comme les managers. Il faut être en mesure de justifier n’importe quel montant. Pour Shine, il ne s’agit pas tant de se “backer” face à une juridiction européenne mais plutôt d’être en mesure d’expliquer la chose à n’importe quelle personne dans l’équipe. Rien ne doit être fait approximativement car être transparent implique de donner du contexte et de savoir expliquer nos décisions.

Quel sera l’impact à moyen et long terme de la norme européenne pour les profils “stars” ?

L’idée émise par Virgile Raingeard (Figures) selon laquelle les profils “stars” vont se mettre en free-lance ne me semble pas irréaliste (lire l’article : “En 2026, la rémunération va sortir de sa boîte noire”).
Je le vois bien lors de certains entretiens, ça coince car ils sont “hors-grille”. Mais il me semble normal de ne pas pouvoir monter la grille salariale à des salaires annuels explosifs. Chez Shine, l’objectif est de ne pas dépasser le “x5” entre le plus petit salaire et le plus haut salaire.

Quel est l’impact de cette politique salariale sur votre marque employeur ?

Clairement, il est très très significatif. Lorsque je demande en entretien : “Pourquoi Shine ?”, au moins 75% des personnes s’attardent sur notre marque employeur dont la transparence des salaires fait partie.
Sincèrement, je suis là depuis le début, et on n’a jamais fait tout ça pour faire de la marque employeur. C'est un bénéfice qui nous tombe dessus et je trouve ça chouette car on l'avait avant tout pensé comme un moyen de favoriser l'équité et réduire les écarts de rémunération uniquement.

Après, franchement si demain on perd en attractivité parce que tout le monde s’est mis à faire ça, ce sera encore plus beau. Ça voudra dire que les gens sont respectés en tant que salariés. Finalement, je n’aspire qu’à ça : perdre en attractivité si tout le monde s’y met ! 

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